Solitaire au Badile (1970)

– « C’est ici que nous nous séparons, Claudio”, me dit le guide autrichien Sepp Kröll. Et, après un coup d’œil attentif : “La paroi est toute à toi, il n’y a personne.”

Ces dernières paroles achèvent de me réveiller. Hier matin, j’étais encore dans la Brenta. La descente sous la pluie depuis le refuge des frères Detassis, la route infestée de virages, le beau temps qui revient dans l’après-midi, la montée au refuge Sass Fura avec son sentier qui semble tracé par une confrérie de pénitents, tout cela s’est succédé très vite. Puis, au petit matin, il y a la longue montée vers l’arête nord du Badile, avec un guide, sa cliente et deux Italiens. Je monte lentement. Je compte redescendre par l’arête nord, une seule corde de 45 mètres ne suffit peut-être pas pour les rappels, donc j’en prends deux…
Avec le matériel d’escalade, l’anorak, la gourde, etc., cela fait un beau sac (comme un médecin parle d’une belle plaie !)

Mais tout prend une fin. Le guide me montre la brèche par laquelle il me faut descendre. En effet, personne à voir dans la face nord-est. Je pensais y trouver au moins une cordée venue du refuge Sciora. Curieux, nous sommes le 18 août, le temps est superbe et habituellement il y a du monde dans cette face, comme dans la plupart des voies célèbres : Dru, Capucin, Cima Grande…
Tant mieux, d’ailleurs. Grimper avec une cordée derrière soi, ce n’est plus un vrai solo. Si un passage parait scabreux, si on se laisse envahir par la peur, il suffit de patienter et d’attendre la cordée. Ainsi le grimpeur du Tour de France attend le camion-balai !

Ce sont là de très beaux principes. Mais la séparation ne laisse pas d’être désagréable. Je perds la compagnie des quatre grimpeurs qui continuent à s’élever, alors qu’il me faut commencer à redescendre, et tout seul ! Descente facile d’ailleurs, mais les ennuis arrivent bientôt : la neige abondante de l’hiver s’est accumulée sur le système de vires qui conduisent vers le milieu de la face. La plus grande partie s’est effondrée, laissant une espèce de front de glacier suspendu.

J’essaye de passer sous la paroi glacière mais les vires sont très inclinées et recouvertes de verglas. Je reviens sur mes pas. Là-haut, les deux cordées s’élèvent rapidement. Avant de m’avouer battu, je vais essayer de traverser sur la bande de neige. Très étroite, elle requiert de l’équilibre. Plus loin, l’arête neigeuse se redresse et s’effile. Pas moyen de descendre dans la rimaye, il faut s’abaisser dans la pente. La neige est très dure, il faut chaque fois huit à dix coups de pied pour obtenir une marche suffisante : sans assurance, il vaut mieux ne pas lésiner !
Heureusement, j’atteins bientôt une faille qui communique avec le fond de la rimaye. De là un système de fissures me conduit au pied du premier dièdre. Repos ! J’ai l’impression d’avoir fait le plus dur, et pourtant l’escalade ne fait que commencer.

La traversée pour accéder au pied du premier dièdre. À l’époque, la bande de neige était beaucoup plus importante, recouvrant toute la vire (ph. Alexia Ederlé)

Sur la photo de Rébuffat, ce dièdre avait l’air couché. Eternelle illusion des photos d’escalade! Ce n’est pas tellement facile. Encore heureux que la fissure soit franche, car la plus grande partie se fait en Dülfer.
Après ce début, le topo de Rébuffat annonce une longue diagonale en III. Laquelle des deux fissures faut-il suivre ? Je me décide pour la fissure supérieure, qui présente bientôt un passage plus dur qu’annoncé et d’ailleurs muni d’un coin de bois.
Me méfiant de ce vieux bout de bois, je préfère redescendre à l’autre fissure. Hésitations, examen du terrain, le temps passe… Une dalle raide et lisse me sépare d’une zone facile. Premier essai, cela ne va pas. Un peu plus à droite, cela monte bien, puis un petit pas délicat pour saisir un bon replat et cela passera. Je me redresse sur le graton, attrape à bout de bras le replat… qui est lisse et arrondi…
Le genre de pas qui est très désagréable en cordée et qui devient angoissant pour un solitaire.
Il faut se décider très vite : essayer de redescendre, essayer de passer ? Je passe !

Après toutes ces émotions, me voici finalement au début des grosses difficultés. Dans les longueurs suivantes, je perds encore du temps en m’assurant pour de courts passages. Puis, je me retrouve à la sortie d’un petit dièdre évident, sur une bonne terrasse, devant deux pitons munis d’une demi-douzaine d’anneaux de corde ! Nouvelle erreur ? Au-dessus, la paroi très raide va buter sous un toit. J’enfile ma corde dans la couronne d’anneaux pour redescendre. Il faut obliquer dans des dalles très jolies, mais l’itinéraire n’est pas évident, on le découvre à mesure qu’on s’élève. Quel flair il a fallu à Cassin ! Il est vrai qu’on n’est pas encore très engagé, on peut redescendre sans grosses difficultés. C’est d’ailleurs ce qui va se passer, si je continue à monter si lentement !

Au-dessus, séparées par un pilier, il y a deux dépressions, une desquelles devrait déboucher sur le névé central. Seulement, pas de névé en vue, il a fondu ! Me rappelant une phrase de Rébuffat, je me décide pour la dépression de gauche (si ce n’est pas la bonne, je redescends, l’allure est trop lente). Est-ce la chance, est-ce la justesse du raisonnement, j’arrive bientôt au pied du dièdre abondamment pitonné. J’ai l’impression de reprendre pied !

Piz Badile (ph. D. Demeter)

Maintenant plus de problèmes d’itinéraire : une série de dièdres, plus haut il y aura la cheminée de 150m. Plus d’hésitations. Quel plaisir de se savoir dans le droit chemin ! Engagé dans un dièdre vertical, j’entends soudain des appels provenant de l’arête nord. Jusqu’à présent, les quatre camarades de l’arête nord ne pouvaient me voir, car ils grimpaient sur le versant ouest. Ils viennent de rejoindre le fil de l’arête et s’inquiètent de ne pas me voir dans la face.
Encore une dizaine de mètres dans le dièdre et je débouche sur une terrasse. Hurlements, gesticulations, ils m’aperçoivent.
– “ Attendez-moi au sommet, je descends avec vous !”
Tant pis pour la descente directe vers Sass Fura, mieux vaut descendre par la voie normale et marcher quelques heures en leur compagnie que m’embarquer tout seul dans une série de rappels. D’autant plus que le temps semble se gâcher !

La fissure-cheminée de 150 m. Un filet d’eau coule au fond. Désagréable, mais pas trop gênant. Mais quelle cascade en cas d’orage ! Après un ressaut vertical, j’atteins le niveau de la traversée. Jolies dalles pas très difficiles. D’ailleurs l’escalade est surtout un état d’esprit, or le sommet approche et je grimpe de mieux en mieux !
A la fin de la traversée je jubile en découvrant une corde abandonnée, de la onze ! Un second de cordée se sera fait une assurance en retour dans un piton, n’aura pu la rappeler et aura dû couper la corde. Me voilà enrichi de quatorze mètres de corde idéale pour l’auto-assurance.

Evitant les rappels de la voie originale, j’emprunte la nouvelle sortie qui rejoint directement l’arête sommitale. Un passage délicat, puis les difficultés diminuent et j’arrive sur l’arête, tout content. Trop content même, car je continue par l’arête en grimpant, l’esprit un peu trop désinvolte. En contournant un gendarme, je faillis basculer dans le versant ouest ! Cela aurait embarrassé les équipes de croque-morts, qui auraient sûrement cherché très longtemps dans la face nord-est !

Quand l’arête devient presque horizontale, je m’assieds pour attendre les camarades quittés ce matin. Félicitations réciproques. J’apprends que les Italiens ont leur voiture à Bagni del Masino et rentrent à Milan ce jour même.
– ” Tiens, vous avez bien une place pour moi ?”

Et quelques heures après ce chef d’œuvre d’auto-stop, je prends ma douche dans un hôtel près du lac de Côme. En montagne, c’est souvent l’inattendu qui arrive…

Claudio Barbier, 1970

1970 – « Solitaire au Badile » (manuscrit)

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