La guerre des pitons : l’escalade libérée !

Article publié le 21 février 2017 sur le blog summit-day.com
(visité en mars 2018)
Merci à Thomas !

Septembre 1968 à Malines en Belgique. Descente de police chez la famille Abts, des gens pourtant sans histoire. Le jeune Eddy est accusé de vol. Stupeur dans le quartier. Même chose un peu plus loin, chez les Leruth, parents du petit Thierry, 17 ans à peine. On perquisitionne, on fouille, on interroge. Mais que cherche-t-on au juste ? Des pitons ! Mais oui ma bonne dame, des pitons ! C’est la guerre ! La guerre des pitons !

Freyr, le rendez-vous des grimpeurs belges

Qu’est-ce c’est encore que cette histoire rocambolesque ? Une guerre dans le plat pays à propos de quelques morceaux de ferraille ? C’est insensé… Ce qui pourrait ressembler à une mauvaise histoire belge s’avère pourtant être un épisode important de l’histoire de l’escalade qu’il convient de replacer dans son contexte pour en comprendre l’origine. Nous sommes au début des années 60 à Freyr, massif de falaises situé le long de la Meuse entre Waulsort et Anseremme en Wallonie. Depuis plusieurs années, le lieu est le rendez-vous des grimpeurs belges qui viennent s’évader le temps d’un week-end pour préparer leur saison en montagne ou simplement pour le plaisir de grimper. Autrefois réservée à l’aristocratie et à la bourgeoisie (1), l’escalade se démocratise avec l’arrivée d’une nouvelle génération de grimpeurs dévergondés qui grimpent en jean. Peace and love, Mai 68 est en point de mire.
Mais la façon de s’habiller n’est pas le seul changement amené par la nouvelle génération. La façon de grimper aussi évolue avec les mœurs. Peu à peu, l’émulation et la compétition s’installent en même temps que le niveau s’élève. Un noyau de grimpeurs ambitieux et charismatiques pose de nouvelles bases en privilégiant l’esthétisme au sommet. Les traditions sont bousculées, des tensions naissent, les débats font rage. Au cœur des palabres, l’équipement des voies et le rôle du piton tiennent une place prépondérante. Jusqu’ici, le piton avait un rôle double : assurer la sécurité du grimpeur tout en lui permettant de l’aider dans sa progression. Le grimpeur bas de gamme pouvait ainsi parvenir à ses fins sans en avoir les moyens. Mais le jeune loup veut reconsidérer le piton. Il pose la question de l’éthique : un clou qui ne sert pas uniquement à la protection du grimpeur ne devrait-il pas être enlevé ? Et si l’escalade libre était née sur les bords de la Meuse ?

Claudio Barbier et les pitons jaunes

La tête d’affiche de ces jeunes insolents, c’est Claude Barbier. Ou plutôt « Claudio » Barbier, depuis qu’en août 1961 il a réussi son fameux enchainement en solitaire dans les faces nord de Lavaredo dans les Dolomites où il est  devenu un Dieu. A Freyr sa personnalité excessive fait parfois des vagues mais sa virtuosité sur le rocher et sa gouaille ne laissent pas insensible. En 1964, il lui vient une idée lumineuse qu’il évoque dans un article publié en mars dans la revue du Club Alpin Belge : il propose de peindre tout piton servant uniquement à l’assurance, et qui n’est pas indispensable à la progression. La couleur rouge choisie dans un premiers temps sera finalement remplacée par le jaune. Devant l’ampleur de la tâche, les travaux de peinture seront rapidement abandonnés mais les expressions « jaunir une voie » ou « passer en jaune » font désormais partie du vocabulaire. Barbier, qui ne faisait pas les choses à moitié, ne s’habille plus qu’en jaune et grimpe avec une corde jaune.

Dans la revue du CAB, où chacun défend son point de vue, les passes d’armes se succèdent. « Il faudrait quand même essayer de comprendre une fois pour toutes que l’intérêt de l’alpinisme provient en grande partie de la liberté qui préside à sa pratique. »(2) écrit ainsi Raymond Coene en réponse à Barbier. On crée même une commission des voies et pitons pour tenter d’éradiquer le phénomène… feu de paille… Sur le terrain, on frise l’absurde : les pitons enlevés par les puristes sont aussitôt replantés par les conservateurs ulcérés. On pitonne le jour, on dépitonne la nuit. A ce jeu-là certains vont plus loin que d’autres. Là où Barbier prônait la sécurité, certains forts grimpeurs comme Jean Bourgeois sont plus extrémistes et ne veulent plus voir un clou. Derrière ces fortes personnalités, des jeunes loups dépitonnent à outrance et s’attirent les foudres du CAB qui finit par porter plainte à la gendarmerie. On ne joue plus.

Claudio Barbier à Marche-les-dames en octobre 1971. Trois ans après l’armistice, le jaune est toujours de rigueur

Perquisitions et consternation

Des perquisitions sont ainsi menées en septembre 1968 chez les jeunes Eddy Abts, Thierry Leruth, Guy Vankerkhoven et Emile Naomé. Les policiers qui ne comprennent pas grand chose à cette histoire de fous, croient mettre la main sur le butin en découvrant des pitons flambant neufs qu’ils embarquent. Le véritable objet du délit, des vieux pitons rouillés, se trouvait pourtant dans la caisse d’à côté… on touche le fond… l’hilarité générale fait rapidement place à la consternation… d’autant que les plaintes n’ont concerné que quelques jeunes jusque-là sans histoire. Ni Barbier, ni Bourgeois n’ont été inquiétés…

Dans un courrier qu’il envoie à son ami Robert Paragot – alors président du GHM – en octobre 1968, Claudio Barbier s’indigne : « Des pitons ont disparu à Freyr. Trois comitards ont porté plainte à la gendarmerie et ont indiqué 4 suspects, cités à cause de leur attitude pas assez conservatrice en matière de pitonnage. Quelle que soit l’opinion qu’on ait sur le problème des pitons, la quasi totalité des membres du C.A.B. est opposée à ce recours à la gendarmerie. C’est bien le comble de la stupidité. D’ici quelques années l’Etat confisquera les rochers de Freyr et les gèrera à sa façon. Les grimpeurs actifs sont furieux. Il y a un bon groupe de jeunots, très forts, sympathiques et dont certains promettent en montagne. La « relève » se fait attendre! Les gendarmes sont venus perquisitionner au domicile des 4 suspects. L’un d’eux qui avait postulé une place d’enseignant ne l’a pas encore obtenue, étant « suspecté de vol ». Toute cette histoire est malheureusement véridique. Quelle mentalité indigne de dirigeants d’un club sportif. »

L’armistice du 7 décembre 1968

Devant la vague d’indignation suscitée par ces perquisitions, une assemblée générale extraordinaire est finalement organisée par le Club Alpin le 7 décembre 1968. La tension y est palpable et le débat houleux. Les deux camps s’écharpent mais avec son dépôt de plainte, le CAB est certainement allé trop loin. Beaucoup, jusque-là modérés, se rallient à la cause des jeunes et le comité d’administration du Club Alpin Belge finit par démissionner, « le piton entre les jambes »(3). L’escalade outragée ! L’escalade brisée ! L’escalade martyrisée ! mais l’escalade libérée !

Certains grimpeurs français, comme Lionel Terray, ayant fait quelques passages à Freyr à cette glorieuse époque, les expressions liées à l’escalade en jaune furent un temps popularisées en France avant d’être remplacées par le « free climbing » aujourd’hui en vogue. De l’autre côté de l’atlantique, pratiquement à la même époque, le libre se développe en même temps que le mouvement hippie et devient un véritable mode de vie. Mai 68 ou guerre du Viêt Nam, l’escalade libre se fond dans le mouvement de contestation général : on met des pantalons à fleurs, on fume de l’herbe, on manifeste et on grimpe sans piton.

Dans un autre esprit, je ne résiste pas au plaisir de laisser le mot de la fin à « Giorgio » Livanos, qui lui aussi aimait le jaune – avec un glaçon – mais qui voyait dans le libre un art de vivre un peu différent : « L’escalade libre, la vraie, sans guillemet, c’est être libre de faire ce qu’on veut. De mettre un étrier si on en a envie, de faire du III si on en a envie, ou d’aller ramasser des fraises. »(4)

Je tiens à remercier vivement Anne Lauwaert (auteure de la biographie de Claudio Barbier : Le grimpeur maudit) pour tous les documents et précisions qu’elle m’a apportés sur cette histoire.

(1) Le roi Albert Ier était un fervent pratiquant
(2) « La fable des pitons jaunes » – Article publié dans le bulletin du CAB en avril 1965.
(3) Dixit Jean-Claude Legros dans un article paru dans le magazine Vertical en juin 1992.
(4) Extrait du film « Le Grec » de Jean Afanassieff.

Sources :

    • ClaudioBarbier.be – Site internet remarquablement documenté de Didier Demeter consacré à Claudio Barbier.
    • La guerre des pitons – Article signé Bernard Marnette paru dans la revue Cimes en 2010.
    • Le grimpeur Maudit – Biographie de Claudio Barbier écrite par Anne Lauwaert.
Ambiance à Freyr… (photo tirée de l’article de Bernard Marnette – Cimes 2010)

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