Dans la presse belge

À l’exception du journal « Le Soir », la presse belge s’est montrée discrète sur la mort de Claudio : quelques petits articles (nous en avons dénombré quatre, manifestement basés sur un dépêche d’agence), assez approximatifs.
C’est ainsi que par endroit Claudio est prénommé « Christian », que l’on apprend qu’il est tombé à la renverse, que son corps a été retrouvé près d’un passage à niveau… et ne parlons pas de ce qui est présenté comme les fleurons de son palmarès !


Journal « Le Soir » (Bruxelles), 13 juin 1977

L’alpinisme belge en deuil après la mort de Claudio Barbier

Il y a quinze jours, Claude Barbier, 39 ans, un alpiniste belge de renommée internationale a disparu dans le massif du Paradou, à Yvoir. Lorsque sa fiancée l’a découvert le lendemain, au pied d’une falaise, il était toujours accroché à l’échelle qu’il descendait pour nettoyer le rocher, comme il le faisait chaque année en cette saison. L’ancrage avait dû céder au sommet. Il avait fait une chute de 40 mètres.

Samedi, en présence d’un représentant du Roi, des membres du G.H.M. (Groupe de Haute Montagne), ses amis alpinistes du club alpin, du régiment commando de Marche-les-Dames, ainsi que des grimpeurs allemands, français et italiens lui ont rendu un dernier hommage à Bruxelles.

C’est l’un de ses amis, Jean Bourgeois, alpiniste et ethnographe, qui évoque pour nous la mémoire de celui que les grimpeurs italiens des Dolomites avaient surnommé «il divino Claudio» :

Ce vendredi 27 mai, près d’Yvoir, Claudio fait du jardinage. C’est son habitude en cette saison. Armé d’une serpe, d’une scie, d’une hache et d’une brosse, il arrache tout ce qui pousse, tout ce qui éclate de vie, pour ne laisser que la blancheur de la roche mise à nu. Il faut dire que son jardin est particulier : minéral et vertical.
Cela fait plus de vingt ans que Claudio Barbier consacre son énergie au monde rébarbatif des parois rocheuses. La paroi de Fidevoie, située le long de la Meuse entre Lustin et Yvoir, lui a déjà offert quelques beau passages d’escalade. Il prépare soigneusement un nouvel itinéraire qu’il compte emprunter le lendemain, en partant du bas de cette dalle de 40 m, en compagnie de sa fiancée. L’escalade requiert un  nettoyage préalable, car ce rocher rarement visité par les grimpeurs est encombré de végétation qui empêche toute progression.

Claudio a bientôt terminé son travail. Descendu par l’échelle de cordes qu’il a fixée à un arbuste au sommet de la paroi, il a déjà dégagé les prises de leur verdure. Une dernière petite corvée le retient : il lui faut épousseter les prises, encombrées de la terre que son travail de terrassier a projetée. Il fait beau et chaud. Comme souvent, Claudio est seul.

Quand le soir tombe, sa fiancée s’inquiète de ne pas le voir arriver. Elle se rend sur les lieux. Cette nuit-là, elle découvre Claudio au bas de la paroi, les bras tendus. Il est mort comme il a vécu, dans le domaine vertical des parois rocheuses. C’était là sa véritable patrie, qu’il sillonnait seul, le plus souvent.

Né à Etterbeek le 7 janvier 1938, il avait découvert l’escalade à l’âge de 14 ans. Ses aînés avaient vite remarqué que ce garçon n’était pas du tout apte à pratiquer l’escalade, surtout si jeune, mais qu’il était doué d’une opiniâtreté tout à fait exceptionnelle : de dérapages en chutes, s’agrippant comme il pouvait, ce jeune fou répétait laborieusement les voies de plus en plus difficiles qui avaient été tracées sur les rochers de Freyr.

A 20 ans, ayant découvert l’ampleur des parois vertigineuses des Dolomites, il eut un revirement salutaire. Quoique fier d’être l’alpiniste ayant collectionné le plus de chutes au monde (au nombre de cinquante à l’époque !), il avait décidé que plus jamais il ne tomberait. Ce garçon fougueux mais chanceux avait acquis une expérience extraordinaire : ayant éprouvé à ses dépens toutes les erreurs possibles, il devint un modèle de prudence, sans pourtant désavouer l’audace qui le caractérisait.

S’entraînant à longueur d’hiver en Belgique, Claude Barbier disparaissait dès le début juin dans les Dolomites qu’il apprit à connaître comme personne. Il réalisait les ascensions de tous les grands itinéraires rocheux qui ont fait la célébrité des Alpes orientales, souvent dans des temps extraordinairement rapides. Appréciées à leur juste valeur par les grimpeurs italiens et autrichiens, ses multiples ascensions éblouissaient les spécialistes.

En effectuant de nouvelles ascensions sur les parois les plus invraisemblables, mais surtout en réalisant des escalades de plus en plus ahurissantes tout à fait seul, sans compagnon de cordée, Claudio pénétrait de son vivant dans la légende. Méconnu en Belgique, Claudio Barbier devenait le «divino Claudio». Les plus grands connaisseurs du monde des Dolomites l’ont nommé «Il Maestro».

Un exemple parmi d’autres permet de réaliser le degré de perfection qu’avait atteint Claudio Barbier dans le domaine de l’escalade solitaire. Il y a dans les Dolomites un endroit sublime, domaine privilégié de la verticalité, nommé «Tre Cime di Lavaredo ». Trois sommets alignés projettent leurs murailles, 500 mètres au- dessus du pierrier. Leurs faces nord sont entièrement surplombantes. Elles constituent une escalade de très grande difficulté. Une cordée très forte et très rapide peut seule espérer réaliser l’ascension d’une de ces faces sans bivouac. En 1961, alors qu’il était âgé de 23 ans, Claudio s’y attaqua. Il les gravit successivement toutes les trois et enchaîna par l’ascension des versants nord de deux autres sommets secondaires, eux aussi très difficiles. Ces cinq ascensions, il les réalisa entièrement seul, en une seule journée ! Il y avait au total plus de 2000 mètres d’escalade de difficulté extrême…

Encore actuellement aucun alpiniste ne peut imaginer que ce fût possible. Et pourtant, du refuge Locatelli situé en face de ces versants nord, le gardien et les alpinistes sidérés ont assiste de bout en bout à cet exploit.

Malgré ses réalisations inouïes, Claudio Barbier était resté simple. C’est peut-être pour cela que les alpinistes belges ne pouvaient pas imaginer l’exacte valeur de l’un des leurs. Claudio Barbier n’était pas solitaire que dans les parois. La vie en groupe lui était impossible. Ses brusques changements d’humeur, ses accès de colère, son verbe acide ont provoqué bien des rancœurs. Mais pour qui pouvait percevoir la détresse de cet aigle condamné à ne pas posséder d’ailes, il était l’image d’une aspiration sublime. Il ne se contentait pas de renier un monde qui ne lui convenait pas ; il avait réussi, dans sa spécialité qui était l’escalade solitaire, à le transcender. A la veille de fonder une famille, un accident banal l’a doté d’ailes, immenses…

Journal « Le Soir » (Bruxelles), 13 juin 1977

 

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