Claudio et Reinhold : une relation difficile !

Dans les archives de Claudio se trouvaient une dizaine de lettres de Messner datées de 1967 à 1969. On y trouve des infos telles que  » Je viens de rentrer de montagne » et/ou  « Je suis en train de repartir pour la montagne »… où pour Padoue où Reinhold étudiait.
Mais aussi d’autres sujets  tels que : degrés de difficulté, pitons et traductions d’articles pour la revue « La Montagne ». Ou des ronchonneries…

Le 17 juillet 1968, Reinhold écrivit à Claudio : « J’ai travaillé comme guide. Tu dois savoir que je paie mes études, je dois donc aussi travailler l’été. »

Que pensait Claudio de ce jeune qui était capable de grimper, étudier, travailler, et qui plus est transformait sa passion pour la montagne en activité professionnelle rémunérée, et le tout également avec brio…?

Cette année-là, Messner voulait ouvrir une nouvelle voie difficile et importante à la Marmolada. Le 27 août 1968, il appela Claudio pour lui proposer de l’accompagner. Mais il refusa de préciser à Claudio ce dont il s’agissait. Claudio, lui, voulait savoir où il comptait aller et ce qui les attendait.
Dialogue de sourd. Messner se choisit un autre coéquipier.
Messner en donne sa version dans son récit : « A la face sud de la Marmolada ».

Quelques jours plus tard, Claudio et Reinhold se retrouvèrent cependant, et,  le 10 septembre 1968, ouvrirent ensemble la Via Albina au Ciavazes. Ils parcoururent ensuite la voie Senoner de la Troisième Tour du Sella, le 17 septembre de la même année.
Mais sans renoncer à leurs chamailleries.

Reinhold Messner en 1975 (ph. L. Londi)

En 1967 Messner avait écrit dans « Bergsteiger » un article devenu célèbre :  » Entwertung der VI Grad » (« Dévalorisation du VIe degré ») dans lequel il se déclarait violemment opposé à la dévaluation et au mépris de la montagne causé par l’abus du pitonnage et des moyens artificiels.
Et Messner cita, comme exemple du pire, la voie Hasse-Steinkötter-Barbier de la Cima d’Ambiez…!
Or c’était une voie dont Claudio n’était nullement instigateur : seules les circonstances avaient fait qu’il y participât.

Le comble, c’est que Messner exprimait exactement les idées que Claudio défendait depuis des années, lui qui voulait revaloriser l’escalade entièrement libre et préconisait de peindre en jaune les pitons non indispensables pour la progression (d’où s’ensuivit d’ailleurs une féroce « guerre des pitons »)!

En 1968 Messner écrivit dans « Alpinismus » un autre article remarquable, se référant à la mythologie des Niebelungen : « Direttissima oder Mord am Unmöglichen » dans lequel il lança un cri d’alarme en faveur du respect de l’éthique de la montagne, en faveur du « Dragon mythique » :
« Der Drache ist vergiftet, Siegfried ist arbeitslos geworden… meine Sorge ist der tote Drache… Es muss etwas geschehen ehe das Unmögliche begraben ist… Darum rettet den Drachen! »

[« Le Dragon est empoisonné, Siegfried est devenu chômeur… mon souci est la mort du Dragon… Il doit se passer quelque chose avant que l’Impossible ne soit enterré… Pour cela sauvez le Dragon ! »]

Ces paroles semblaient écrites expressément pour Claudio : qui mieux que lui pouvait apprécier leur sens profond, symbolique, mythique ?

Le 26 septembre 1969, en réponse aux articles de Messner, Claudio ouvrit la « Via del Drago » sur le Lagazuoi Nord, avec ses amis Almo Giambisi et Carlo Platter : 300m de IV, de V et de VI, une « TD » entièrement en libre sur une paroi verticale et splendide.
Gino Buscaini sélectionna la « Via del Drago » dans son livre « Les cent plus belles voies des Dolomites », et elle devint une belle classique.
Plus tard, quand l’homme qui avait crié « Sauvez le Dragon ! » publia des livres où il faisait la promotion de vie ferrate, ce fut pour Claudio une terrible déception…

La mentalité tatillonne de Claudio fut aussi à la base de certaines polémiques. Telle par exemple cette histoire des « chutes » de Messner.
Dans le « Bergsteiger » n° 8 de 1974, Messner déclara : « Bien que j’aie derrière moi plus de 1000 escalades dans les Alpes, et 12 expéditions, je ne suis jamais tombé. » Ensuite venaient des considérations sur la sécurité, les normes UIAA, etc.

Reinhold Messner et Peter Habeler en 1978

Claudio bondit, exhuma revues et écrits divers de Messner, et envoya au « Bergsteiger » une lettre en ces termes :
« Dans chaque numéro, trois cuillerées de salades à la Messner. Mais il faut en jouir avec prudence ! » Puis suivent les passages incriminés :
« Considérable ! Dans la revue anglaise « Mountain » de mai 1971, Messner admit quelques chutes : « Jamais en escalade libre, mais je suis tombé une ou deux fois dans des passages en artificiel quand le clou est sorti. » On peut présumer qu’il a aussi oublié ses chutes sur l’Eperon Walker : « Une fois je dus à la fin d’une fissure réessayer six fois pour pouvoir me redresser sur la plate-forme parce que chaque fois je retombais en arrière ». Et comment cela se passa-t-il avec le vol de trente mètres sur la paroi nord du Pelmo ? (Nachrichten Section Wien, avril 1968) ? Probablement Messner est-il tombé encore plus souvent. Qui découvrira le nombre exact de chutes ? »
Puis il en énumère plusieurs chronologiquement.
Et termine : « 1974 : « je ne suis encore jamais tombé »! »

Naturellement, Stiebler, le rédacteur de la revue, essaya de se défiler, disant qu’il se réjouissait qu’une personnalité comme Claudio suive avec autant d’attention sa publication mais qu’en aucun cas il ne voulait donner de l’espace à des polémiques entre alpinistes, et il invita Claudio à écrire plutôt quelque article intéressant.

Claudio répondit qu’il n’était pas intéressé à écrire des articles et que, par respect de la vérité et des lecteurs, on aurait au moins dû publier les citations de Messner. Hiebeler intervint ensuite avec une lettre du 16 avril 1975 pour calmer le jeu. Claudio s’en prit donc à Messner, Stiebler et Hiebeler et écrivit encore, en passant au peigne fin tous les écrits de Messner, et relevant toutes les inexactitudes comme celle-ci :
« Dans « Le septième degré » Messner affirme qu’il alla la première fois dans la Philipp « Die fixe Idee vom unbekannten Ziel » (p.84) (« L’idée fixe d’un but inconnu ») mais dans la page 83 précédente, il raconte qu’il avait déjà parcouru la voie avec Holzer… So dumm… Tellement stupide…! »

Il termina sa lettre en se définissant  comme « un pauvre grimpeur qui n’a pas assez d’argent pour se lancer dans des procès. » Et pour rien au monde il n’aurait renoncé à considérer Messner, sur ce plan, comme un menteur.
Il en souffrait, car pour Claudio la montagne et l’alpinisme étaient toute sa vie, et qu’un grand alpiniste comme Messner ne fut pas irréprochable était pour lui très dérangeant.

Reinhold Messner en 2017 © AFP & Daniel Roland

En fait, les mentalités de Messner et de Barbier étaient surtout divergentes dans le domaine du « rapport à l’argent ». Claudio le considérait à certains égards comme un « tricheur ».
Il reconnaissait (et admirait) sa valeur en tant qu’alpiniste, mais n’appréciait pas sa réussite qu’il jugeait insolente (aux succès en montagne s’ajoutaient ses réussites sur le plan privé, ses succès universitaires, professionnels, etc.). Ce qui n’empêchait nullement l’admiration de Claudio pour les performances de Reinhold : en 1975, Claudio accueillit avec joie et enthousiasme la nouvelle que Messner et Peter Habeler avaient fait l’Hidden Peak (Gasherbrum I, 8068 m) en style alpin :
« C’est fini ! », proclamait-il. « L’Himalaya en style alpin, c’est le maximum, on ne pourra rien faire de mieux ! » Claudio était enthousiaste. Il l’aurait été plus tard lorsque Messner réalisa avec Habeler la première ascension de l’Everest sans oxygène. Il aurait continué à admirer celui qui devint le premier homme à avoir gravi les quatorze « 8 000 ».
Mais pour rien au monde il n’aurait été capable de renoncer à ses polémiques…

Qu’aurait-il dit s’il avait vu ensuite l’exceptionnelle réussite de Messner, la sponsorisation dont il bénéficiait, ses innombrables livres (plus de 60 ?), ses raids pédestres dans les régions les plus inhospitalières de l’Asie, en Arctique et en Antarctique, son élection au Parlement européen, sans oublier son château de Juval et la réalisation des « MMM, Messner Mountain Museums » (un ensemble de six musées relatifs à la montagne)… ?

(Source : Anne Lauwaert)

Sponsorisation (Bulletin du CAB, octobre 1980)

 

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