Suite en jaune pour des raisins verts (avril 1965)

par Claudio Barbier,
article publié dans le Bulletin du C.A.B., avril 1965

L’article de M. Coene, « la Fable des pitons jaunes », appelle plusieurs remarques :

Note 1. Je n’ai pas l’honneur d’être l’ami de M. Coene.

Note 2. Je ne vois pas pourquoi les lecteurs seraient troublés par les couleurs : « peindre en rouge les pitons de progression, peindre en jaune les pitons qui ne sont pas indispensables pour la progression »; qui donc verrait là une contradiction ?

Note 3. La lettre l « symbole de la verticalité triomphante » ? C’est discutable. L’interprétation de M. Robert Faurisson est plus convaincante ! (« A-t-on LU Rimbaud ? », Bizarre, 4° trimestre 1961)

Note 4. Si la difficulté d’un passage n’est pas augmentée, raison de plus pour ne pas employer de moyen artificiel ! M. Coene s’est embrouillé dans sa dialectique. Vive la logique !

Note 5. « La véritable prudence consiste à se tirer au piton », prétend M. Coene. Cet argument est valable dans le cas du piton utilisé comme prise de pied. Mais dans la majorité des cas (piton comme prise de main) comme au Zig-Zag, le choc subi par le piton est quasi nul. Et M. Coene choisit très mal ses exemples : si le premier piton de l’Asiatique a vu de nombreuses chutes, ce n’est pas à cause des grimpeurs qui essayaient le passage en jaune, mais de ceux qui visaient le deuxième piton ! Pourquoi n’employaient-ils pas plutôt un étrier ? Quant au gollot de l’Enfant, le cas est similaire. Avec la différence que le passage est horriblement exposé : partant le pied droit sur le gollot, il faut s’élever de cinquante centimètres pour atteindre le piton suivant !
En tout cas, cette objection de M. Coene ne vaudrait éventuellement que pour une petite moitié des grimpeurs. Dans une cordée, il y a toujours un deuxième, parfois un troisième, etc. Enfin, comme l’a écrit un grimpeur en 1964 : « La pratique systématique de l’escalade, disons « jaune », doit immanquablement améliorer la technique de celui qui s’y livre et, finalement, posséder une bonne technique est la meilleure assurance qui soit. » (article inédit de M.Coene intitulé « les Pitons Jaunes »).

Tisonniers

 

Note 6. Le Zig-Zag en jaune comporte un court passage de V sup. Comme la cotation VI sup. n’existe pas en Belgique, je suppose que M. Coene a fait un lapsus.

Note 7. M. Coene estime trop pitonnées des voies comme le Pape, la Direttissima, le Pilastre, etc. Je souhaite qu’il emporte l’adhésion de la Commission des Voies pour « placer les pitons d’une manière telle qu’ils ne soient utilisables que pour l’assurance ». Dans ce cas, il est étrange que M. Coene dénie toute valeur sportive à l’effort du grimpeur qui renonce à l’aide directe que pourrait lui fournir un piton d’assurance. Selon M. Coene, il faut se dire : « J’utilise un tel piton, ou alors je ne l’utilise pas du tout ». Mais quel grimpeur gravira, sans aucune assurance, une voie comme le Pape ? Sans assurance aucune, donc il lui faudra 80 mètres de corde pour faire la voie d’une traite !
M. Coene veut un équilibre. Lequel ? Choisissez :
Grande performance – grand risque (épuration draconienne).
Petite performance – risque quasi nul (pitons utilisés comme prises artificielles).
Grande performance – risque quasi nul (escalade jaune, en mousquetonnant la plupart des pitons, voire même tous).

Note 8. « Il m’a déplu de lire que si je me tirais à tel ou tel piton, je cesserais d’être un alpiniste sportif. » (M. Coene).
Je suis désolé d’avoir fait de la peine à M. Coene. Mais j’aurais dû m’y attendre. Tita Piaz l’avait noté : « Pour celui qui triche au jeu, l’ennemi numéro un, et la chose est humaine, est celui qui essaie de mettre le nez dans ses cartes et dévoile ses trucs (…). Je considère une escalade réussie à force d’innombrables pitons comme un tour de fieffé charlatan. »

Sans vouloir forcer personne, j’ai bien le droit de défendre une conception de l’escalade, qui ne gêne personne. Si des gens mettent des étriers à tous les pitons, utilisent un tisonnier pour atteindre les pitons hors de leur portée, lancent la corde pour coiffer les pitons hors de portée du tisonnier, libre à eux ! Je le répète et le proclame à tout vent ! Mais ce n’est pas de l’escalade pure. Et se tirer à des pitons non indispensables à la progression, ce n’est pas e l’escalade pure.

Chacun est libre de nager avec des palmes et une ceinture gonflable. Chacun est libre d’utiliser un tremplin pour faciliter les sauts en hauteur. Et chacun est libre de se tirer aux pitons d’assurance. Est-ce clair ?

Je n’ai donc aucunement l’intention de contraindre personne. Cependant, n’ai-je pas promis de soutenir M. Coene devant la Commission des Voies, pour modifier le pitonnage du Pape, de la Direttissima, du Pilastre, etc. ? Je ne serais donc pas le seul à caresser des projets coercitifs !

Note 9. Quoi que veuille insinuer M. Coene, l’escalade jaune n’est pas un produit du régime actuel de l’Allemagne de l’Est. La première escalade sportive suivant les critères actuels, a été faite en 1848 ! Au 19e siècle, de nombreuses tours de la vallée de l’Elbe furent gravies à l’aide d’échelles. En 1888, un sommet isolé fut gravi pour la première fois sans autres outils qu’une corde. La tendance « libre » se développa et en 1913 parut un guide d’escalade, dans lequel Rudolf Fehrmann prenait nettement position contre les moyens artificiels utilisés pour faciliter la progression. Cette conception resta vivace à travers les régimes politiques successifs. Et M. Coene le sait très bien.

Mais enfin, diront certains, il n’y a pas de fumée sans feu. Ces pitons jaunes d’origine douteuse, ne seraient-ils pas un peu rouges ? L’œil de Moscou ! D’autres craignant même l’œil de Pékin : le péril jaune ! Prenons donc l’avion et allons dans la vallée du Yosemite, Californie, U.S.A. Pas trop rouge ? Voici comment les grimpeurs locaux définissent l’escalade libre : « On ne se sert jamais ni de la corde, ni des pitons, ni des mousquetons, ni d’aucun autre objet qui ne soit partie intégrante de la roche, pour autre chose que l’assurance ».
– C’est clair ? Voici mieux : « Pour beaucoup de courses en Californie, il existe deux « premières » ; la seconde étant la « première tout en libre » est considérée comme l’égale, voire même souvent nettement supérieure à la précédente ». (G. Hemming, La Montagne et Alpinisme, octobre 1964). Y. Chouinard s’exprime de façon analogue (voir American Alpine Journal, 1963, p. 324).

L’Amérique, c’est très loin, revenons en Europe. Voyons le guide du Pays de Galles par Harding. A propos du Nose of Dinas Mot : « With odd pieces of ironmongery, top ropes and the like they climbed the Nose by the Cracks. C.F.Kirkus made the first clean ascent shortly afterwards ».  En résumé, après une « première » en semi-artif, Kirkus fit la première ascension propre, « the first clean ascent ». Dans le même guide, à propos de pitons : « The use of such gear on climbs which have been done without must be put down as bad mountaineering and should be discouraged ».

Mais en 1950, quand parut le guide, les travaillistes n’étaient-ils pas au pouvoir ? De nouveau des rouges et du jaune !
Monsieur Coene, cessez de voir rouge et de broyer du noir, ou plutôt broyez-en : du noir, du jaune et du rouge, c’est si beau ! Quant à moi, je proclame: jauni soit qui mal y pense !

Note 10. Je n’ai jamais prétendu avoir « découvert » TOUS les pitons jaunes. Je n’ai d’ailleurs jamais caché que l’idée d’essayer systématiquement tous les passages m’est venue au début de 1963, quand j’appris que M. Naomé avait « sauté » le piton de la traversée à la 2e longueur du Fakir, et que M. Leclercq en avait fait autant avec le 2e piton de la sortie du Pape. J’ai essayé ces deux passages, d’aspect impossible, et je les ai réussis. Ce qu’un homme a fait, un autre homme peut le refaire (proverbe alpin). Il suffisait d’essayer tous les autres passages d’aspect impossible.

M. Coene sait bien qui a eu l’idée première. Je marmonnais continuellement, l’œil hagard, le teint jauni : « Johnny a l’idée, Johnny a l’idée ». Pourquoi M. Coene veut-il faire croire que je verse dans le culte de la personnalité ? Tout au plus le culte de la personne Hallyday…

Je n’ai jamais prétendu avoir escaladé en jaune toutes les voies citées dans le numéro de janvier 1965. Certains passages, parmi les plus durs, ont été vaincus en jaune par MM. Delderenne, Delvenne et Naomé, que je félicite sincèrement. Je crois cependant pouvoir affirmer avoir joué le rôle principal dans cette reconquête, ou plutôt dans ces « first clean ascents ». Parmi les plus récentes, la plus spectaculaire et inespérée est le toit Heylen à Marche-les-Dames.

Avant de prétendre que j’aie usurpé des mérites qui revenaient à M. Terray, M. Coene aurait peut-être été « sportif » en éclairant mieux sa lanterne. M. Terray a essayé l’ultime piton récalcitrant du Pape, mais il n’a pas réussi le passage. J’ai fait le passage suivant la technique préconisée par M. Terray et l’ai homologué en tête ultérieurement. M. Coene me contraint à ternir le blason de M. Terray. Que M. Terray me pardonne et coure le redorer, le jaunir !

Note 11. Quant à ma taille … 1,80 m ; est-ce là une taille anormale sous notre latitude ? Est-ce d’ailleurs une condition nécessaire et suffisante ? Messieurs Leclercq et Vandemaele, protestez, cela vous concerne aussi ! Et M. Naomé, lui qui est petit? Lui, il possède une force de bras exceptionnelle, paraît-il. Bon : les grands, les forts, n’ont aucun mérite. Et M. Lecomte, qui est de taille moyenne et qui, à 45 ans, conserve un style inimitable ? C’est grâce à sa souplesse ! Oui mais, à la fin, cela ne va plus. On ne peut être ni grand, ni fort, ni souple ! Croyez-vous qu’un avorton, souffreteux et ankylosé, puisse passer du VI ?
J’en ai d’ailleurs assez d’entendre les gens imputer à leur taille leur manque d’habileté. Je croyais le toit d’Heylen impossible pour les grimpeurs mesurant moins d’ 1,80 m. Or M. Claude Delvenne, qui a fait la voie en tête, mesure un mètre soixante-quatre. Donc, à partir d’ 1,64 m, pas de fausses excuses !

CONCLUSION. En 2065, l’homo grimpans subit diverses critiques, de la part de « quelques champions sans grande compétence » pour qui ce fut une véritable aubaine que cette occasion enfin offerte de se couvrir de gloire avec des armes moins dangereuses que la corde, les pitons et les mousquetons. Nul n’ignore que la plume tue plus sûrement que l’épée ! Et l’on sait que quelques-uns de ces héros de la plume se sont fait dans l’alpinisme un nom à rendre rêveur des alpinistes de grande classe ! Tita Piaz, quel prophète tu étais !

Astuce du « tisonnier »

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