Jean-Claude Legros

Le Barbier des Tre Cime

Personne ne saura jamais pourquoi j’avais décidé de passer seul cette nuit de Noël 1967 au petit refuge implanté au sommet des rochers de Freyr, cette désormais célèbre école d’escalade qui surplombe la Meuse, au-delà de Dinant.
Seul, ce n’était pas le cas : deux personnages se partageaient un repas simple. J’étais là, tapi… et j’écoutais leurs histoires.
Anecdotes, palabres, résumés de lecture je crois, alimentaient leur conversation. Dire comment s’enfilèrent les heures, je ne sais : Claudio Barbier parlait. Thierry Leruth lui donnait la réplique… et mes oreilles de jeune grimpeur ne cessaient de grandir ! Pensez : j’avais Barbier pour moi tout seul. Il était là, lui, celui dont le nom était dans toutes les oreilles, dont le visage était dans tous les yeux ! Nous n’étions que trois (mais Thierry faisant partie de « sa » bande faisait presque « corps » avec lui), et j’étais seul. Mon petit cœur d’enfant battait à casser la glace qui s’insinuait dehors. Je ne disais mot. J’engloutissais jusqu’à vomir les phrases qui se posaient sur les murs de la seule pièce.

A minuit tombé, il a dit, questionnant à peine : « On va faire le Mérinos (l’une des voies les plus faciles de Freyr), tu viens avec ? » Pas ou peu de réponse : cinq minutes plus tard, dans la nuit plus noire qu’obscure, nous voilà sur le sentier des Pêcheurs, celui qui mène à la Meuse, celui qui mène au pied de la voie. Il fait froid. Il fait noir… et, qui plus est, je me rends compte, lorsqu’ils s’envolent dans les premiers mètres, qu’ils sont libres de corde !!!
Panique Legrosienne : jamais je n’ai grimpé dans le noir ; jamais je n’ai grimpé en solo ; jamais je n’ai grimpé en hiver, sous dix centimètres de neige… et je n’ai jamais fait cette voie.
Thierry est devant. Claudio derrière ! Au troisième arrêt, me rendant compte du frein que je leur occasionnais, je dis à Claude de passer devant. Avant le dernier ressaut, ils m’ont attendu. Il m’a dit: « Tu ferais mieux de prendre le chemin de desserte. Ici, c’est un peu plus dur ». J’ai pris le chemin. Ils m’attendaient au sommet.

Sy/Ourthe, célèbre école d’escalade belge. Mon frère Bernard et moi tentons de revaincre la variante Duchesne à la Delvenne. Les clous sont foireux, les prises pétantes. Entre le deuxième et le troisième piton, une saleté de fissure un peu surplombante, sale, aux prises noires. Bernard s’éreinte, touche la prise, n’ose, redescend, se vache. J’assure, pas tranquille. Bernard s’élance une nouvelle fois. Du bruit dans les taillis entourant le massif. Des gens descendent. Bernard touche la prise-clé. Il suffit d’un rétablissement pas piqué des vers pour atteindre le piton suivant, qui sort de dix bons centimètres. Merde, les gens qui descendent, c’est Barbier et Leruth ! Je hurle à Bernard, avant qu’ils ne me voient et qu’ils ne m’entendent : « Tombe, nom de Dieu, tombe, bordel ».

Quand Bernard raconte l’histoire, il dit que j’ai tiré sur la corde ! Je ne m’en souviens pas. Je ne sais même pas s’il est tombé ou s’il a, finalement, atteint le piton. J’ai vu Barbier et Leruth arriver en trombe et en glissade sur les feuilles mortes. Nous avons parlé. Qu’en fut-il de la Duchesne à la Delvenne, je ne sais plus. Ils ont mangé chez moi, le soir. Et c’était bien.

Je l’ai vu souvent, depuis. Il aimait, je crois, ma façon d’écrire et ma « perception philosophique » de la vie. Avec moi, il ne parlait pas de « pas », de « voie ». Nous parlions de « la vie » et du « manger ».

Un jour de mai 1977. Freyr. Un autre Claude m’annonce que Claudio s’est tué. Bernard et moi serons errants, délicatement fous, irréellement vivants, travestis de la grimpe. Ce jour-là, nous irons dans un massif voisin, comme s’il ne fallait pas toucher à Freyr et nous réaliserons là des voies d’un niveau nettement supérieur à nos capacités.

Liège. Au Forum, concert de Johnny Hallyday. Collaer, Leruth, Adelin Guyot et son frère, d’autres. Tout crie partout. La folie. Grâce à l’habileté de Jacques Collaer, nous entrons gratuitement. Dans les pissotières : « J’apprécie » dis-je ! Barbier est fou parce que, ce soir-là, Johnny n’a pas levé son poing dans un cercle de lumière rouge, comme la veille à Charleroi, quand il chantait « Le Pénitencier » ! Pendant la nuit, nous avons parlé de Johnny, des heures durant. A l’époque, je n’aimais pas. Ils m’auraient tué. Maintenant, j’aime… et il est mort.

J’ai cohabité avec Claudio Barbier par anecdotes, par sautes de temps. Pas par « vie commune » ni par approche. Les lettres que nous nous écrivions relevaient plus de la littérature et de notre amour commun des mots que de l’escalade. Il adorait les livres, il adorait les citations.

Son pouvoir sur les personnes était tel que même dans ce domaine, il impressionnait. « Barbier, voilà Barbier » disait-on au Chamonix (en tout cas nous, les petits grimpeurs de l’époque) –  le Chamonix étant le café-resto du sommet des voies à Freyr ; tout le monde se taisait. Il entrait. Il entrait et c’était tout: il était entré.

Novembre 77. Refuge des Tre Cime. Dolomites.

Après une commémoration émouvante au refuge Vazzoler, Anne Lauwaert, la compagne de Claudio, nous demande de bien vouloir amener à Bepi Reider une photo de Claudio, un bout de corde et un mousqueton lui ayant appartenu. Elle ne se sentait pas la force de s’y rendre elle-même.

Notre arrivée dans ce refuge, juste en face des « Tre Cime » fut épouvantable. Trois mille Allemands, dix mille Autrichiens, autant d’Italiens et combien de Hollandais s’agrippaient aux quelques tables. Nous nous terrions dans un coin, taciturnes, de mauvaise humeur (la 2CV même avait maugréé).

Deux heures auparavant, nous avions commandé des bières à Dora. Un moment. Une heure. Je me lève, vais au bar, tente, avec mon pauvre italien, mon maigre allemand et mon piètre anglais de dire : « Vous savez, nous ne sommes pas venus pour boire ou manger, mais simplement pour vous remettre ceci » et je montre la photo de Claude.

A cette minute, les cent mille Allemands, le million d’Autrichiens, l’Italie entière n’ont plus existé : la table des frères Legros était devenue « La Table ». Celle dont on devait s’occuper. Celle pour laquelle le monde tournait : nous venions d’amener des souvenirs de Claudio. Claudio. Il Divino comme on l’appelait là-bas… Et nous étions des amis belges. Et nous l’avions touché. Et nous avions parlé avec lui. Dora et Bepi ont oublié le monde. On les invectivait : « Et notre souper? Nos bières, notre bouteille de vin ? » Ils étaient avec nous, pétillants d’anecdotes, heureux d’entendre les nôtres.

Je crois que Barbier m’a fait vivre mes meilleures heures de refuge, cette nuit-là!

Onze ans plus tard. Refuge Vazzoler. La plaque commémorative, dans la chapelle, n’est plus là. Je m’insurge et me mets en colère. On tente de m’expliquer des divergences entre sections du Club Alpin Italien. Je suis triste. Et tout rentre dans l’ordre.

Refuge des Tre Cime. La photo n’est plus là. Dora et Bepi Reider si. On parle de Claudio. Je leur rappelle mon passage, en 1977. La photo, jaunie, trop délavée, fut envoyée par eux chez un photographe qui devait lui rendre une jeunesse. Coups dans l’eau. Saison dolomitique sous la pluie. Nous avons juste regardé les voies, de loin, dans le souvenir.

Jean-Claude Legros

(Extrait d’un article paru dans Vertical n° 28, juillet-août 1990)


Cet article était précédé d’un hors texte :

A Freyr, du temps des pitons peints en jaune, l’endroit où Claudio apprit le génie de l’escalade. Et plus tard la lenteur de la mort, lui qui vivait si vite : c’est à partir de là qu’est née l’expression (oubliée aujourd’hui) « jaunir un passage ».
En été quand les autres préparaient leurs examens, Claudio arpentait déjà les grandes voies des Dolomites. Comme s’il apprenait une partition. Il fut un temps où les « Dolos » concrétisaient le rêve de verticalité de tous les grimpeurs. Est-il révolu à l’heure des moulinettes?

Comment cet homme du Nord avait-il pu se fondre dans le décor italien des Dolos ? Peut-être ce prénom qui sentait bon la péninsule ?

Jean-Claude Legros (en 2000, ph. R. Milutin)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *