Après la pluie le beau temps ! Il y a deux jours, nous quittions le Ratikon, où la neige était tombée jusqu’à 1500 m. Aujourd’hui, un temps splendide nous favorise dans le massif de la Brenta. Les étoiles pâlissent quand nous quittons le refuge Brentei. Heinz Pokorski et moi faisons assaut de calembredaines en imaginant un récit de course « à la limite des possibilités humaines ». Mon enthousiasme se refroidit quand nous devons franchir un névé raide, mais tout se passe bien et bientôt nous nous trouvons au pied de l’importante face nord-est de la Brenta Alta.
Notre but est le grand dièdre, gravi en 1953 par la fameuse cordée Oggioni- Aiazzi. Les difficultés se concentrent dans les 300 premiers mètres. Au refuge, on avait voulu nous impressionner en nous annonçant qu’une cordée précédente avait enlevé de nombreux pitons. A la vue des surplombs jaunes qui s’échelonnent, masquant la partie supérieure, notre bel optimisme fait place à la circonspection.
Nous décidons à pile ou face qui aura le périlleux honneur de guider la première longueur. Périlleux honneur car « si tu dévisses, tu arrives au sol ! »
La première longueur n’est pas méchante et les dépitonneurs ont laissé le piton-clef. Confortablement assis dans une niche, j’annonce joyeusement à Heinz que la suite a l’air difficile et que je ne vois aucun piton. Voilà un des avantages de la cordée alternée : on se prélasse au relais, la difficulté suivante est pour le copain ! C’est particulièrement piquant à la directissime de la Cima Grande, où, dans la première partie, les longueurs impaires sont nettement plus dures. J’avais signalé ce fait à de nombreux grimpeurs, et deux d’entre eux se trouvèrent encordés au départ ! On imagine les courbettes !
Heinz s’engouffre sac au dos dans une cheminée fortement surplombante. Une cascade de jurons espagnols me parvient (Heinz habite Barcelone). Finalement il atteint une série de pitons, les étriers entrent en jeu et après quelques minutes le voilà accroupi à un relais déversé. Le surplomb suivant présente de nombreuses prises dont aucune ne tient ; trois pitons enfoncés de deux centimètres m’offrent de commodes prises de main, quelques coups de pied détachent les gratons branlants et je me rétablis sur une vire étroite.
Le passage suivant est en rocher très solide, je n’ai plus aucun prétexte pour pitonner. A la Dülfer dans une fissure ! Après cinq mètres, je bute sous un toit qu’il faut contourner par la droite. Un replat minuscule permet d’examiner le passage : à deux pas de moi, une prise où l’on tiendrait en sabots, le tout est d’y arriver. Les mains à l’angle du toit, les pieds en opposition sur la dalle, j’essaie le pas ; de peur de glisser, je tire sur les bras à les arracher, le sac pèse intolérablement et au moment où je crie à Heinz que je vais voler, je réussis le passage. Tout frémissant, je me rétablis dans une étroite cheminée où je peux me reposer.
Pour me reposer plus longuement, j’installe ici le relais, laissant à Heinz le plaisir de se tortiller dans la cheminée. Alors qu’il se trouve engagé dans un savant ramonage, je le préviens aimablement qu’il devra bientôt quitter la cheminée par une traversée en VI. Est-ce une aversion pour les traversées ou l’esprit de contradiction, je ne sais, mais il poursuit audacieusement dans la cheminée qui se rétrécit de plus en plus, évite le surplomb terminal par un pas exposé en dalle et une vire le conduit à un bon relais.
Je le félicite vivement de cette judicieuse variante, car je n’apprécie guère les traversées qui se classent dans les degrés extrêmes (il en est d’ailleurs de même pour les cheminées, les fissures à coincements, les surplombs, les dalles lisses, bref il reste peu de passages qui me plaisent !).
Dix mètres plus haut, je m’arrête pour relayer sur un énorme bloc coincé. Il tiendra bien encore quelque temps, néanmoins je préfère continuer en tête. Il faut traverser vers une fissure. Un mouvement délicat m’arrête, ce n’est pas tellement difficile, mais avec un vide absolu de 150 mètres les prises semblent diminuer à vue d’œil ! Je me retourne pour recommander l’attention à Heinz… il est occupé à régler son appareil de photo !
Une large vire m’accueille. M’ayant rejoint, Heinz note avec désappointement que nos prédécesseurs ont laissé bien peu de pitons dans la longueur qui lui échoit. Pour moi, c’est un avantage : la sieste sur la vire sera d’autant plus longue !
Le dièdre, bon diable, se laisse pitonner facilement. Nous atteignons le bivouac des premiers ascensionnistes. Quatre-vingt mètres plus haut, de grands surplombs ferment le dièdre. Une magnifique escalade libre nous y conduit. Je traverse à gauche sous la barre de surplombs pour la franchir à son extrémité et je poursuis plus facilement jusqu’à une grotte. Encore un dièdre très athlétique et les grosses difficultés sont terminées.
Nous sommes ravis de l’escalade : bien que très raide, le rocher riche en prises permettait une escalade très libre (à part les relais, nous n’avons utilisé que trente-cinq pitons). Les cent cinquante derniers mètres, toujours fort raides, sont beaucoup moins difficiles et bientôt nous pouvons nous serrer la main au sommet.
Déjà nous pensons à la course suivante.
Claudio Barbier, 1960
Publié dans le Bulletin du C.A.B., décembre 1960
Photo d’illustration : Brenta Alta, paroi nord-est (ph. summitpost.org)